17 avril 2017

Anne Bourrel : l'interview en roue libre épisode 2

Anne Bourrel en lecture musicale à la Maison de Julien Gracq (photo Michel Durigneux)
Le Festival Mauves en noir a été non seulement une réussite festive et fertile en belles rencontres, mais aussi l’occasion de retrouver Anne Bourrel, que je n’avais pas pu croiser depuis la publication de L’Invention de la neige (voir la chronique ici).  Anne, passionnée de tango, rentrait juste de Buenos Aires. Vous allez voir que le jet lag ne nuit ni à sa bonne humeur ni à son intelligence pétillante.  L’occasion était trop belle, nous nous sommes installées au soleil, j’ai ouvert le micro et … voilà, prenez un siège.

Entre Gran Madam’s et L’Invention de la neige, vous êtes passée d’un récit très ramassé, avec des personnages tout seuls, en quelque sorte, à un texte beaucoup plus abondant, avec des personnages ancrés, en apparence, dans une histoire, une famille, etc. Est-ce que c’était délibéré ?
Non, je ne réfléchis pas à ces trucs-là. J’essaie toujours d’écrire un livre contre un autre, pour qu’ils ne se ressemblent surtout pas et qu’ils m’amènent dans des univers très différents. Mais au final, je me dis que j’explore différents univers que j’ai en moi, et que petit à petit tous ces univers se retrouvent. 

L’Invention de la neige se passe dans un univers glacial, alors que Gran Madam’s se déroule en pleine chaleur, est-ce que cela procède de la même idée ?
Oui, écrire contre. Mais en même temps, c’est un concours de circonstances. Plusieurs choses ont abouti à ce livre. La première, c’est la phrase qu’on m’a offerte en héritage, et que j’ai mise en exergue : « La vie, c’est le bordel, personne n’y comprend rien. » Après, il y a eu la visite à l’auberge. Je me suis dit : « Elle est trop moche cette auberge, il faut que j’en fasse un truc, j’adore ». C’était une vraie visite, un vrai lieu. Mais sans le lézard, lui, c’est moi qui l’ai ajouté. En revanche, la grosse et belle dame existe vraiment, elle aussi. Ensuite, le froid. J’ai commencé à écrire en hiver 2012, je n’avais jamais vécu un hiver aussi froid dans le sud de la France. Dans un de mes romans précédents, Le roman de Laïd, je citais une phrase de Flaubert : « Les sujets des livres, on ne les choisit pas, ils nous tombent dans les mains. » Je ressens cela à chaque fois.

Il y a donc une sensation, une volonté, et puis des personnages qui apparaissent pour l’exprimer ?
Pas exactement. En fait, c’est un peu magique ce qui se produit dans nos têtes. Je ne décide pas tout, je fais avec ce qui se passe autour de moi. Il y a tellement de paramètres…

Dans ce roman, les relations familiales sont importantes.
Elles sont venues avec l’histoire. Je ne voyais pas cette femme autrement, un peu castratrice, qui détruit les écrits de sa fille….

Oui, un tel événement, raconté par une auteure, c’est effrayant.

Rassurez-vous, amis lecteurs, ça ne m’est pas arrivé !

Et le grand-père, qui est un pilier.
Oui, quand il meurt, tout s’écroule, tout part à vau-l’eau. Certains lecteurs se plaignent que le roman n’est pas assez noir. C’est vrai, il n’y a pas de sang, pas de gens coupés en morceau. Mais ce qui s’y passe est quand même plutôt horrible, non ?

Dans ce livre, on a l’impression que vous dévoilez tous vos personnages, petit à petit, que chacun d’entre eux ne ressemble pas à son apparence.
Oui, ça c’est une constante chez moi. Partout, je vois des voiles qui recouvrent tout et donnent une jolie apparence. J’aime bien les lever, ces voiles, et découvrir ce qu’il y a dessous, et qui n’est pas toujours reluisant.

Prenons l'exemple du moniteur de ski. D’où vient-il ?
Il vient des Alpes ! Il lui est arrivé une sale histoire, que je connais et que je raconterai peut-être un jour. Il se retrouve là, dans les Cévennes. Il y a vraiment une station de ski dans les Cévennes, et quand on voit les moniteurs qui y travaillent, on se demande tout de suite s’ils sont punis et pourquoi! Mais ça n'a rien de négatif. D’ailleurs il faut y aller, à cette Auberge du Bonheur, qui s’appelle vraiment comme ça, et qui ressemble tout à fait à celle du roman. On y mange des choses comme la joue de bœuf, etc. Il faut aller dans ces stations des Cévennes, c’est très dépaysant. D’ailleurs j’ai obtenu un prix, le Cabri d’or, qui récompensait un livre qui valorisait la région, vous voyez bien !

Dans le roman, on voit les relations glisser de la bienveillance superficielle vers une malveillance très sombre.
Oui, c’est sans doute pour cela que j’appartiens à la catégorie des auteurs noirs. Je trouve la nature humaine assez tordue.

C’est tout à fait déprimant !
Oui, mais l’héroïne se rattrape !

La relation de couple en particulier est un peu maltraitée…
C’est une relation que j’observe assez souvent, surtout de la part des hommes riches qui prennent possession d’une femme, et cela a tendance à me remonter ! Et puis il y a le côté mécanique, nécessaire à l’évolution du roman. On construit aussi les caractères  par rapport à leur fonction. Si Laure avait été consolée par son mari, il n’y aurait pas d’histoire.

C’est une dramaturgie ?
L’écriture théâtrale, c’est encore autre chose. Quand j’écris du théâtre, c’est toujours pour la même personne, une comédienne d’origine argentine qui est ma muse, Charo Beltran-Nuñez. Là, je viens d’écrire une pièce pour elle et elle m’a proposé autre chose il y a deux jours. Elle fait des petites phrases, comme ça, mine de rien, et ça part. Elle me dit « je porte tes mots », je lui dis « je porte ton pays. » J’ai fait une pièce où elle n’avait rien dit, et en fait j’ai mis une bassiste, et cette bassiste, je la décris comme la comédienne. Nous sommes un peu le double l’une de l’autre. 

Comment décririez-vous la différence entre l’écriture romanesque et l’écriture théâtrale ?

Il y a comme un rétrécissement du propos, comme une photo macro. On s’approche et ça parle encore plus. Le roman permet de voyager d’une pièce à l’autre, d’un univers à un autre. Le théâtre, il faut que ça parle et que ça avance en même temps.

Et en termes de rythme ?
Oui, il faut rythmer pour ne pas qu’on s’ennuie !

Est-ce qu’on pense à un spectateur comme on pense à un lecteur ?
A priori non, mais je n’ai pas vraiment la réponse, vu que mon écriture théâtrale est à destination de la même personne, invariablement. 

Vous n’avez jamais pensé à travailler pour le cinéma ?

En fait, j’ai déjà été coscénariste sur un film qui est sorti, mais je me suis fait « sucrer » mon statut de coscénariste pour me retrouver aux remerciements… D’un autre côté, j’ai vraiment appris à écrire un scénario, et ça, c’est acquis à vie. En fait, c’est un peu un entre-deux entre le roman et le théâtre : il faut que ça parle, mais on peut se déplacer quand même. Avec cette expérience, j’ai été un peu brimée dans mon imaginaire puisque j’écrivais à la place de quelqu’un…

Et le prochain roman, on peut en parler ?

Oui, parce que j’ai fait quelque chose que je n’avais jamais fait avant : des lectures dans le cadre de ma résidence à la maison Julien Gracq, avant même la publication du roman. Nous avons composé une lecture en musique ! Il va s’appeler En état de fiancée, et je dois terminer la deuxième partie ce mois-ci. Je vais peut-être faire une deuxième résidence pour bien me concentrer. 

Donc ce système de résidence, ça marche vraiment ?
Pour moi, ça fonctionne à tous les coups. Je fais mon marathon d’écriture, c’est très efficace. Comme je suis assez extrême, j’y vais à fond. Mais attention, quand je ne fais rien, je ne fais vraiment rien ! Cette deuxième résidence devrait se faire en Camargue, et une semaine devrait suffire cette fois. C’est vraiment un travail de « resserrage » des boulons.

Quand vous retravaillez, c’est principalement du resserrage ?

Il y a différentes choses. Parfois, il faut au contraire allonger. Et puis souvent je réécris des passages dont je sens qu’ils ne sont pas satisfaisants. Et j’ai la chance d’avoir deux lecteurs ! Le premier est extrêmement patient et me connaît très bien, il me fait des retours francs. Comme c’est aussi le musicien avec lequel je conçois mes lectures en musique, nous travaillons ensemble de façon parfaitement liée.  Et puis je me suis lancée dans un nouveau truc aussi : l’installation plastique. Je déroule des pelotes de laine rouge pour en faire un décor, j’en recouvre tous les objets. Une fois la lecture terminée, je remets les pelotes dans mon petit panier. Un fil conducteur en quelque sorte !


Anne Bourrel en lecture musicale à la Maison de Julien Gracq (photo François Mussillon)

 
Lecture musicale à la Maison de Julien Gracq (photo Anne Bourrel)

 
Fil rouge (photo Anne Bourrel)


 
Quand le Petit Chaperon rouge est une auteure de roman noir, son panier vient de... Lunel

En termes de style, j’ai eu l’impression que dans Gran Madam’s, vous vous étiez attachée à une écriture très resserrée, alors que dans L’Invention de la neige vous vous êtes « lâchée », avec un style plus foisonnant.
Je viens de la poésie, c’est peut-être lié. Dans L’Invention de la neige, il y avait cette histoire de mère et de fille qui était déterminante pour moi et qui a peut-être engendré ce style plus foisonnant. Mais ce n’est pas une évolution préméditée. Je ne prémédite pas grand’chose d’ailleurs. Dans le prochain, je crois que je pousse encore davantage dans cette direction.

Vous faites partie de ces auteurs qui écrivent de la littérature, peu importe qu’elle soit noire ou pas. De celles dont on se dit, en lisant : « là, il se passe vraiment quelque chose. » Et « vivement le prochain», aussi.
C’est pour cela que j’écris. Je prends l’écriture très au sérieux, j’ai envie d’y aller ! Dans ma bibliothèque, il doit y avoir tous les pays du monde… En Argentine, avec le tango, avec Charo ma muse, j'ai aussi trouvé une réponse à l'énergie qui me déborde. Milena Agus, dans son roman Sens dessus dessous, fait dire à l'un de ces personnes que les gens qui deviennent écrivains sont ceux qui ne savent pas où donner de la tête... Je me sens métisse. Je lis des tas de trucs de partout, et cela me définit beaucoup plus que le qualificatif d'auteure française. Ce qui ne m’empêche pas d’être attachée à la culture française et à la langue. Je viens de relire Bonjour tristesse, que j’avais lu toute petite, et j’ai retrouvé les plaisirs de ma lecture d’enfant, avec les descriptions de bord de mer, tout en y redécouvrant de nouvelles choses. Petite, je n’avais rien compris, mais j’avais entendu le « flot ». Madame Bovary, je l’ai lu des dizaines de fois. Et La Dame au camélia ! Comme roman noir, on ne fait pas mieux, non ? 

Un grand merci à Anne pour sa spontanéité et sa fougue...

Anne Bourrel, L’Invention de la neige, La Manufacture de livres
Anne Bourrel, Gran Madam's, La Manufacture de livres (voir la chronique ici et l’interview là)

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